La cryptomonnaie peut être une force libératrice
Bondo constitue un groupe dispersé de villages dans une région reculée du Malawi, près de la frontière avec le Mozambique. Il est situé au pied du mont Mulanje, où les habitants dépendent de leurs pieds pour se déplacer et de quelques récoltes pour nourrir leurs familles. Pourtant, contrairement à la plupart des endroits de ce pays pauvre, lorsque la nuit tombe, ils peuvent désormais allumer les lumières, les poêles et les téléviseurs dans leurs maisons.
Il y a de l’électricité à Bondo. Trois turbines ont été installées dans un mini projet hydroélectrique exploitant les précipitations de la région. Cette installation a changé la vie de 1 800 foyers jusqu’à présent connectés à un mini-réseau. Les enfants peuvent étudier la nuit tombée et ont désormais plus de chances de réussir les examens de l’école secondaire sans avoir à quitter l’école à l’âge de 11 ans. Les médicaments et la nourriture peuvent être conservés dans des réfrigérateurs, de sorte que les villageois n’ont pas à parcourir les 19 kilomètres jusqu’à l’école ou jusqu’à l’hôpital. Ils peuvent aussi produire des lots de nourriture ou de boissons à vendre au marché. La préparation du repas du soir est trois fois plus rapide – et beaucoup moins destructrice pour l’environnement – sans qu’il ne soit plus nécessaire de ramasser du bois de chauffage.
Un groupe de femmes a ri lorsque je leur ai demandé si elles avaient une télévision pour voir les matchs de football chez elles. « Avant, nos maris disaient qu’ils allaient regarder le football alors qu’en réalité ils sortaient avec d’autres femmes. Désormais, ils ne peuvent plus prétendre qu’ils partent jouer au football », m’a dit Bertha. Le chef principal m’a dit que c’était un rêve d’avoir de l’énergie pour les villages, avec une douzaine de moulins à maïs, de nombreuses petites entreprises, des écoles, des magasins et des églises également ont pu se connecter au réseau.
« Quand vous vous déplacez à Bondo, vous voyez des gens heureux – et c’est grâce à l’électricité. »
Mais la grande surprise de Bondo n’est pas simplement l’approvisionnement en énergie d’une communauté aussi isolée, dans un pays où seulement un citoyen sur huit a accès au réseau électrique et sur un continent où près de la moitié des 1,2 milliard d’habitants ne disposent toujours pas de cette énergie qui change leur vie.
La véritable révélation est l’entrepôt contenant 32 ordinateurs à l’intérieur du hangar des pompes à béton. Ce mini-réseau innovant – situé à plus de deux heures de Blantyre – deuxième ville du Malawi- le long de routes cahoteuses et de pistes qui peuvent devenir impraticables en cas de pluie torrentielle – mine du Bitcoin pour financer son fonctionnement.
C’est une idée intelligente. Les ordinateurs spécifiques utilisés pour valider les transactions et créer de nouveaux Bitcoin consomment à peu près la même quantité d’énergie que celle générée par un pays de taille moyenne comme la Suède. D’où la critique cinglante de la manière dont cette cryptomonnaie gaspille les précieuses ressources de la planète.
Cette initiative à Bondo renverse ce discours en montant que le minage de bitcoin permet de financer l’énergie dans des régions d’Afrique trop pauvres ou trop éloignées pour en bénéficier alors qu’elles disposent d’abondantes sources d’énergie potentielles. Le minage de bitcoin permet alors d’absorber l’excédent d’énergie de ces centrales à énergies renouvelables. Et cela ne fournit pas seulement de l’électricité, mais aussi un puissant coup de pouce pour stimuler le développement de l’économie locale.
Le concept vient d’une société basée au Kenya, Gridless, créée en 2022, qui compte parmi ses soutiens le fondateur de Twitter, Jack Dorsey. Il existe quatre autres sites au Kenya et en Zambie et des dizaines d’autres sont prévus à travers le continent. La société montre comment l’Afrique pourrait jouer un rôle central dans cette activité en renversant la croyance conventionnelle selon laquelle le Bitcoin, aujourd’hui vieux de 15 ans, est utilisé simplement à des fins de spéculation et de transactions douteuses.
Au lieu de cela, les efforts de Gridless montrent que le bitcoin peut conduire à des systèmes financiers plus inclusifs en échappant au contrôle de gouvernements dysfonctionnel et aux banques centrales qui manipulent l’émission monétaire.
Le bitcoin pourra aussi libérer la communauté de la dépendance aux aides étrangères pour survivre. Les centrales électriques de Bondo ont été construites par Mount Mulanje Conservation Trust, une organisation locale qui tente de protéger la biodiversité unique de la région montagneuse. Celle-ci art été initialement soutenue par des financements d’agences d’aide et de développement – mais Bitcoin couvre désormais les coûts de son fonctionnement.
Cela offre une incitation commerciale qui ne repose pas sur l’altruisme ou les subventions pour fournir de l’électricité aux régions éloignées, tout en exploitant l’énergie produit en sur-plus lors de périodes de faible consommation, comme durant la nuit.
Le Malawi, l’un des pays les plus pauvres du monde, constitue un exemple frappant d’échec de l’aide internationale. Comme l’a déclaré l’ancien ministre du Développement Rory Stewart lors d’une conférence à Yale, la Grande-Bretagne a donné 4,5 milliards de livres sterling sur un demi-siècle à ce pays d’Afrique australe rongé par la corruption et la mauvaise gouvernance, mais il s’est retrouvé « plus pauvre qu’il ne l’était au début ».
« Le Bitcoin peut empêcher Bondo de devenir le genre d’éléphant blanc que l’on voit partout en Afrique, construit par des groupes humanitaires qui sont par la suite abandonné », a déclaré Erik Hersman, directeur général de Gridless. Il avoue qu’il n’est « pas un grand fan » du secteur de l’aide au dévelopement.
« Ils arrivent avec des prêts et des subventions à faible coût pour financer tous ces projets qui, selon eux, seront rentables en 30 ans, mais les sommes ne s’additionnent jamais. Bitcoin constitue alors une nouvelle façon de financer le développement.
Le Malawi démontre également une autre raison pour laquelle il y a un intérêt croissant pour le Bitcoin en Afrique : les gens recherchent plus de stabilité pour leur épargne que ne le sont les monnaies locales. Les prix ont fortement augmenté après que la monnaie a été dévaluée , avec une hausse de 44 % par rapport au dollar américain – la deuxième baisse de la valeur de la monnaie locale (kwacha) en 18 mois. De nombreux pays africains du continent ont également souffert d’un taux d’inflation catastrophique, alors que les taux de conversion officiels des devises peuvent être nettement inférieurs aux taux pratiqués en vigueur.
Une entrepreneuse kenyane m’a dit qu’elle s’était tournée vers la cryptomonnaie après avoir vu ses économies s’amoindrir drastiquement, même dans un pays où l’inflation était inférieure à la moyenne du continent. « J’essayais d’économiser pour acheter une maison, mais mon épargne ne cessaient de perdre de la valeur. Je voulais plus de stabilité, alors j’ai essayé Bitcoin, puis j’ai découvert qu’il avait d’autres utilisations », a déclaré Marcel Lorraine, la fondatrice de Bitcoin DADA.
Parmi ses clients, on retrouve un commerçant de produits de santé alternatifs qui vend dans un marché de rue de Nairobi. Il utilise bitcoin car cela lui revient moins cher à utiliser que de devoir changer de monnaie pour négocier avec son fournisseur nigérian. Il espère maintenant que cela lui permettra de développer son entreprise afin d’obtenir des produits de santé alternatifs plus facilement.
Alors que Warren Buffet a déclaré que le Bitcoin était un « un poison de rat » et que l’économiste Paul Krugman l’a comparé à une arnaque de type Ponzi alimentée par des fantasmes libertaires et des « bavardages technologiques », les adeptes le voient comme une force libératrice en raison de la conception décentralisée créée par son mystérieux et créateur pseudonyme, Satoshi Nakamoto. BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, a même demandé la création d’un fonds négocié en bourse (ETF Bitcoin) qui pourrait ouvrir le marché au secteur américain de la gestion de patrimoine.
Certes, Bitcoin, malgré sa volatilité, peut sembler relativement fiable si vous vivez en Afrique – ou même dans de nombreuses autres régions de la planète, de l’Argentine au Liban. « C’est ce que j’ai vu partout », a déclaré Peter McCormack, qui parcourt le monde pour son podcast sur le Bitcoin (NDLR « What Bitcoin did ».
« C’est une alternative à l’or et à l’immobilier pour une classe moyenne qui a un peu d’argent et de patience, mais qui voit ses dépenses et ses coûts augmenter tandis que l’épargne perd de la valeur. Et une classe moyenne forte contribue à bâtir une économie forte en stimulant les dépenses de consommation, en réduisant la dépendance à l’égard de l’État et en stimulant l’innovation et l’entrepreneuriat ».
Bitcoin est également devenu un outil utile pour les militants et les journalistes vivant dans des dictatures, car il rend beaucoup plus difficile le suivi des fonds. Au Togo, un État d’Afrique de l’Ouest dirigé par une famille despotique depuis 1967, il est utilisé pour acheminer de l’argent vers les dirigeants de l’opposition et de la société civile malgré le gel des comptes bancaires. Bitcoin a joué un rôle déterminant dans l’acheminement de dons à la Fondation anti-corruption d’Alexei Navalny en Russie et aux mouvements pro-démocratie en Biélorussie et au Myanmar.
Alex Gladstein, directeur de la stratégie de la Human Rights Foundation et auteur affirme que le Bitcoin offre une liberté face aux systèmes monétaires archaïques et aux conflits politiques. Il estime que la crypto-monnaie est particulièrement intéressante pour les Africains, car ils subissent « toutes sortes de répression financière ». Il souligne qu’il existe 45 devises sur le continent – dont 15 sont toujours contrôlées par la France – avec des frais de transaction élevés sur les transactions de conversion qui sont en grande partie traitées par des sociétés occidentales avec des taux très variables.
« Le Bitcoin offre une échappatoire et une alternative aux Africains, même si son utilisation est moins limitée que certains le pensent », dit-il. « Les entrepreneurs ont compris comment les personnes sans Internet peuvent utiliser Bitcoin, ce qui est franchement remarquable. »
Cette agilité est typique de l’innovation technologique qui explose à travers l’Afrique, portée par une population jeune, en croissance rapide et de plus en plus instruite. « Ce qu’il y a de bien avec Bitcoin, c’est qu’il s’agit d’une technologie ascendante et que son adoption est bien réelle, et ce, à tous les niveaux », a déclaré un personnage clé lors de la deuxième édition de l’Africa Bitcoin Conférence qui s’est déroulée au Ghana à la fin de l’année dernière.
Seul le temps nous dira si l’invention de Satoshi se révélera être une bulle aux conséquences néfastes ou, comme le pensent les optimistes, un moteur de profonds changements dans le monde. La condamnation pour fraude de Sam Bankman-Fried, qui dirigeait l’une des plus grandes bourses de crypto-monnaie au monde, et l’aveu de blanchiment d’argent par le patron d’une autre bourse majeure ont nui à la réputation des crypto-monnaies pour de nombreuses personnes en Occident.
Mais Bitcoin semble certainement offrir quelque chose de positif dans les sociétés marquées par l’autocratie, le colonialisme, les coups d’État militaires et une gouvernance médiocre – comme le montrent ces ordinateurs dans un hangar en béton dans la campagne du Malawi qui transforment l’eau en flux d’argent pour financer l’électricité.
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L’auteur de cet article, Ian Birrell est un journaliste et chroniqueur primé. Il est également le fondateur, avec Damon Albarn, du collectif musical « Africa Express ».
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